“Lost in translation”… Se perdre dans la traduction, être perdu dans la traduction : c’est un peu ce qui se passe lorsque l’on traverse une période difficile, une crise dans sa vie.
On doit quitter un équilibre qui ne tient plus pour diverses raisons : projet qui n’aboutit pas, rupture amoureuse, perte d’emploi, d’un être cher, une jeunesse qui s’en va avec la beauté et la force physique… A chaque fois, le sentiment de se sentir diminué, privé d’un objet, de quelque chose ou de quelqu’un qui était là et ne l’est plus.
Se sentir en déséquilibre, en décalage…
Il faut alors trouver un nouvel équilibre. Ce changement amène forcément une rupture, avec la précédente organisation et va nécessiter l’élaboration d’une séparation voire d’un travail de deuil.
L’appareil psychique est alors confronté à un lourd travail de digestion, d’élaboration. Un travail qui va prendre du temps. Durant cette période, il se peut que l’on se sente en décalage avec les autres, avec soi-même. Les ressentis qui découlent du vécu de crise provoquent un ralentissement psychomoteur et l’appareil psychique n’est plus vraiment synchrone dans la traduction de tout ce que l’on vit à ce moment-là.
Car l’un des rôles de l’appareil psychique est un travail de traduction, de transformation de ressentis bruts en représentations mentales. C’est un travail d’analyse, de mise en mots à travers les pensées, et qui la plupart du temps s’effectue de manière inconsciente.
Lost in translation, être perdu dans la traduction… de ses émotions
Lorsque l’on traverse une crise ou si l’on est confronté à un changement, un bouleversement dans l’organisation de sa vie, à une perte en quelque sorte, l’appareil psychique se sent débordé et travaille alors un peu au ralenti. Et il peut y avoir des pertes au niveau de la traduction de ce que l’on traverse. On peut alors se sentir “perdu dans la traduction” de ses émotions. Sans compter que la rupture d’équilibre et la crise renvoient déjà à une perte.
Si je reprends le titre du film de Sofia Coppola, c’est parce que l’idée de se perdre dans la traduction est propice à évoquer le vécu de crise, de déprime. D’ailleurs, le scénario nous offre l’illustration de ce décalage, de ce vécu de transition entre deux phases, les deux héros étant respectivement confrontés à ce moment-là de leur vie, à une crise existentielle.
On voit une jeune fille désœuvrée qui s’ennuie, confrontée à un dilemme, une interrogation : comment entrer dans la vie d’adulte, symbolisée par l’agitation de la ville qu’elle regarde du haut de la fenêtre de sa chambre d’hôtel.
Le personnage masculin est lui aussi confronté à une crise, une perte, celle de ses illusions. On le sent dépité et quelque peu désabusé.
Tous deux sortiront de leur crise et chacun pourra repartir et reprendre le cours de sa vie. Mais cette crise les a changés. Il y a un avant et un après. Ils se sont rencontrés, ont partagé un moment d’intimité et le sentiment d’être en résonance l’un avec l’autre.
Le rythme ralenti des images, l’ambiance tamisée des intérieurs évoque un cocon mais aussi une sorte de mélancolie, de tristesse. Une tristesse, certes esthétisée, mais nécessaire puisqu’il s’agit de perte. Perte de l’enfance, de l’adolescence pour l’une, de ses illusions pour l’autre. Perte dans la traduction des mots aussi, puisqu’ils sont des étrangers dans le pays où se déroule l’action. Au début du film on les sent décalés, déconnectés, un peu perdus dans ce qu’ils vivent intimement et dans leur rapport à leur environnement.
Cette différence culturelle provoque un isolement et une incompréhension qui fait écho à leur vécu intime et à ce qu’ils traversent à ce moment-là. Les ralentis et l’ambiance tamisée des intérieurs contrastent avec l’énergie, l’agitation et les lumières de Tokyo. Les images et les atmosphères créent une dissonance, un clair-obscur mais aussi des limites symboliques entre l’intérieur et l’extérieur.
L’intérieur renvoie à l’intime, à la crise existentielle que vivent les personnages au début du film et que le spectateur en empathie ressent. Un spleen habilement filmé et mis en scène.
Accueillir le spleen, la déprime : un signe de santé psychique
Tout individu sera confronté tout au long de sa vie à des crises. Pouvoir les traverser, accepter le déséquilibre et trouver l’issue vers un nouvel équilibre, une autre organisation, c’est accepter d’accueillir ce spleen.
À ce moment-là, la déprime, le spleen que vit l’individu est signe de santé psychique. C’est un bon spleen car l’individu lâche-prise, accueille la tristesse, la mélancolie, la nostalgie auxquelles le confronte la perte.
C’est accepter que l’on ne peut être en permanence au maximum de sa forme. C’est renoncer aussi à être dans le contrôle et la maîtrise et surtout au sentiment de pouvoir qu’ils produisent.
Parfois la vie nous expose à des pertes, à des crises, à une déprime, il faut alors accepter que le rythme ralentisse et que l’on se sente “perdu dans la traduction” de ses émotions, et en décalage dans la relation aux autres et à soi-même.
Ce spleen est propice au cocooning, au retrait. Il pousse à trouver refuge en soi-même. Plonger dans son monde intérieur afin de se retrouver avec soi, se ressourcer, rejoindre son Moi intime.
Ces retrouvailles avec soi permettent d’accueillir ce spleen, mais aussi de se remettre en question de manière bienveillante et de trouver une issue à cette crise existentielle. Afin de comprendre ce qui ne tourne plus rond et quel changement opérer pour que la vie reprenne un cours favorable en adéquation avec nos désirs et nos idéaux.
Et pouvoir à nouveau se synchroniser d’abord avec soi puis avec l’extérieur et les autres. Un moment de pause, de lâcher-prise face à l’hyper-activité environnante. Comme l’héroïne du film qui regarde Tokyo du haut de sa chambre du Park Hyatt Hôtel.
Se retrouver avec soi, ces retrouvailles intimes, c’est prendre justement de la hauteur, de la distance, se déconnecter un peu de la réalité extérieure et plonger dans son monde intérieur, accepter d’être confronté à la perte, admettre de se sentir un peu perdu, le temps que la traduction redevienne synchrone.
Etre un bon parent pour soi-même
Le spleen, cette capacité à déprimer, à ralentir, à accueillir sa tristesse est un signe de santé psychique. Le signe d’un appareil psychique mature d’un individu qui ne fuit pas la réalité. Il met juste un peu de distance, le temps qu’il se prenne lui-même dans les bras et se console de la perte, comme un parent “suffisamment bon” le ferait avec son enfant.
La déprime, le spleen est alors signe de santé psychique. Accepter ses fragilités avec tendresse et bienveillance illustre la capacité à être un bon parent pour soi. Une étape que devra franchir la femme yoyo…